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    PEACE LINES

    MESSAGERIES

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    Lettre de liaison n° 125

    15 janvier 2024

     

    à Massimo, Karim, Chemoule, et à leurs sœurs, leurs enfants

    « One way or another, this darkness got to give… »

    D’une façon ou d’une autre, ces ténèbres doivent s’effacer.

    New Speedway Boogie, the Grateful Dead

     

    Martin Luther King pourrait avoir 95 ans ce 15 janvier. Il devrait être parmi nous – pourquoi pas ?

    Son épouse, Coretta Scott King, qui avait soutenu notre première campagne Nobel, pour la paix en Bosnie, en 1995, est partie en 2006. Le Révérend Desmond Tutu, voici deux ans, fin 2021. Ce sont des « luminaires », des porteurs de lumière irremplaçables, et irremplacés. A nous, donc, de prendre humblement nos relais, et de faire une partie, même modeste, du travail de conscience.

    Puisque c’est de cela qu’il s’agit, pour chacun de nous. Vivre toujours plus en conscience. Avoir une conscience claire, précise, des situations, globales et locales, qui nous entourent.

     

    Nous n’oublions pas que, à Gaza comme à Naplouse, Jérusalem, c’est de notre premier petit livre bilingue, The Spirit of Luther King, que nous sommes partis, dès 2003. Notre premier outil pour la coexistence lucide.

    Et puisqu’il est question de Gaza, la photo de droite est celle de Haïm Peri, âgé de 80 ans, aujourd’hui détenu dans un souterrain de Gaza, depuis son enlèvement chez lui, dans le village de Nir Oz. Nir Oz : communauté de 400 âmes, à quelques kilomètres de Gaza, dont un tiers des habitants ont été kidnappés – quel que soit leur âge, de 9 mois à 84 ans – ou massacrés, le 7 octobre.

    2019-2023. Notre dernier voyage en Israël et dans les Territoires Palestiniens remonte à la fin 2019. Après, il y eut, pour tous, chrétiens, athées, musulmans, juifs, etc. le Covid, trois ans durant. Avec son bilan mondial évalué à « au moins 20 millions de morts » (OMS), après une première estimation à 7 millions.

    Aux Etats-Unis, 1 million 100.000 morts (3.430 par million d’habitants). Au Royaume-Uni, 229.000 morts. 191.000 en Italie. 175.000 en Allemagne. 168.000 en France, dont ma propre Mère, le 11 octobre 2022…

    Février 2022 : la guerre éclate en Ukraine. On estime à plus de 300.000 les pertes humaines russes, et 200.000 les ukrainiennes, en deux ans. En Russie, le Covid avait fait 400.000 morts en trois ans et demi. 110.000 en Ukraine.

    De la guerre comme virus. La durée de vie d’une pandémie est de trois ans en moyenne.

    Pour mémoire, la distance par la route entre Paris et Kiev est de 2.400 km. 5.000 A-R.

    Entre Paris et Sarajevo, elle était de 1.800 km.

    1.200 km aller et retour qui font la différence ? Nous avons décidé, en 2022, de ne pas nous mêler de la guerre civile ukrainienne. Pas seulement pour une raison kilométrique ou statutaire - le Manifeste de Peace Lines, nos Messageries de la Paix, prévenait clairement (art.9) de La conscience de nos limites : Parce que nous ne pouvons nous mêler de tout, tout le temps, nous voulons rester lucides sur ce qui dépend de nous, ce qui est à notre portée, et ce qui ne l’est pas.

    http://www.peacelines.org/manifeste-2001-c24649122

    Essentiellement, parce que ce conflit sur le dos des peuples ukrainien et russe est avant tout un affrontement de puissances exportatrices d’armes (Etats-Unis en tête, Russie, France, Angleterre…), et que le « théâtre » sanglant de la guerre sert avant tout à l’expérimentation des matériels militaires (blindé américain Bradley contre char russe T-90 – lire dans GEO l’article du 22 janvier 2024 : de la guerre comme extension des jeux de guerre vidéos).

    Se reporter aussi à la déclaration papale Urbi et Orbi, de Noël 2023 :

    « … dire “non” à la guerre, à toute guerre, à la logique même de la guerre, voyage sans but, défaite sans vainqueurs, folie sans excuses. C’est la guerre : voyage sans but, défaite sans vainqueurs, folie sans excuses. Mais pour dire “non” à la guerre, il faut dire “non” aux armes. Car si l’homme, dont le cœur est instable et blessé, a en sa possession des instruments de mort, tôt ou tard, il les utilisera. Et comment peut-on parler de paix si la production, la vente et le commerce des armes augmentent ?

     

     […] dans l’ombre de l’hypocrisie et de la dissimulation : combien de massacres armés ont lieu dans un silence assourdissant, à l’insu de tant de personnes ! Les personnes, qui ne veulent pas d’armes mais du pain, qui peinent à aller de l’avant et qui demandent la paix, ignorent combien d’argent public est destiné aux armements. Et pourtant ils devraient le savoir ! Que l’on en parle, que l’on en écrive, pour que l’on sache les intérêts et les gains qui tirent les ficelles des guerres. »

    Que l’on sache les intérêts et les gains qui tirent les ficelles des guerres.

    Pourquoi avoir choisi la philosophie de Martin Luther King, à Gaza (ici, au collège Al Yarmouk), comme à Naplouse et Jérusalem ?

    Notre « petit livre rouge », The spirit of Luther King, imprimé à 2.000 exemplaires, commence ainsi :

     

    « Un individu n’a pas commencé à vivre vraiment tant qu’il ne s’élève pas au-dessus du confinement étouffant de ses problèmes d’individualiste, pour atteindre l’horizon plus ouvert des problèmes de toute l’humanité. »

    En termes encore plus simples, dès le deuxième paragraphe :

    « Tout être humain doit décider s’il veut avancer dans la lumière d’un altruisme créateur ou se cantonner aux ténèbres d’un égocentrisme destructeur. Tel est le jugement. La question la plus constante et urgente de la vie est de savoir, Que faites-vous, en ce moment, pour les autres ? »               What are you doing for others ?

    Au fait, pour ce qui est notre raison d’être, de nous adresser à vous : ce qui se passe à Gaza et en Israël depuis le 7 octobre 2023 n’est ni lointain ni abstrait.

    Ni lointain : des Juifs se font agresser, ici, en France, parce qu’ils sont juifs… tenus collectivement comptables du sort des habitants de Gaza. Retour aux années sombres.

    Ni abstrait : Depuis plus de quinze ans nous avons des amis, des familles amies là-bas. A Gaza même – des gens « normaux » : des étudiants, des enseignants, des opticiens…, comme à Sderot, la ville la plus proche de Gaza, attaquée le 7 octobre, à Kfar Aza et Nahal Oz, communautés dévastées par les attaquants venus de Gaza le même 7 octobre.

       

    Sur la photo de notre carte de vœux pour 2024, des femmes en blanc au pied du mur (de Gaza), la troisième en partant de la gauche, est Vivian Silver. Née en 1949, Vivian est morte brûlée vive dans son abri anti-roquettes, à Be’eri,  le 7 octobre au matin.

    Vivian était une pacifiste absolue, une des fondatrices de Women Wage Peace. C’était une lumière, un phare, pour tous, de constance, de bienveillance, d’engagement désintéressé.

     

     

       

    Retour à nos racines de Gaza : ces élèves de collège étudiaient notre « petit livre rouge ». Que sont-ils devenus dans le chaos actuel ?

    Leurs visages, leurs tenues, si proches de ce que l’on trouve ici, dans les salles de classe, en 4ème, en 3ème. Ils ont dû être « déplacés », avec leurs familles, dans le Sud.

     

    Sous des bâches, dans des abris de fortune. Un million de personnes ainsi « déplacées ».

    L’une de ces familles est celle du Dr Massoud, professeur d’anglais à l’Université Islamique de Gaza, spécialiste de la littérature anglaise de la fin 19ème siècle, début 20ème. Exposés aux intempéries, à la malnutrition, ils étaient réduits à 150 grammes de nourriture par personne, par jour. Nous avons réussi à leur faire parvenir le tiers de nos réserves actuelles de trésorerie, le 5 janvier 2024, soit la modique somme de 500 €. Avec quoi ils ont pu enfin se procurer farine et œufs, devenus hors de prix dans ces camps improvisés de réfugiés.

    C’est un lien, précaire, mais réel – et comme la moindre des choses.

    D’ici un mois, le rédacteur de cette Lettre sera de retour en Israël, directement dans le secteur de Sderot, Kfar Aza, où nous comptons des amis depuis une quinzaine d’années.

    TRENTE ANS APRES

    Les Messageries de la Paix sont nées l’été 1993, sur la route de Sarajevo.

    La question se pose toujours, en 2024 comme en 1993 : qu’y pouvons-nous, vraiment ?

    Deux voies s’ouvrent toujours, face à cette question. La première, de bonne foi, voir à quoi l’on peut contribuer, sincèrement, et dans quelle mesure. La seconde, hausser les épaules, et se replier sur « ses problèmes », son auto-confinement insidieux, quotidien.

    Oui, c’est lourd de se sentir solidaire, si peu que ce soit, d’hommes et de femmes qui traversent de telles épreuves, dans le froid et la fumée, l’explosion des obus, des bombes. Mais c’est encore bien plus lourd de baisser les yeux, et prétendre que l’on n’a pas entendu, que cela ne nous regarde pas !

    Au printemps 2023, il n’était pas évident de reprendre ce « bâton de pèlerin » de paix, et retourner sur notre chantier principal depuis l’an 2000. Pourtant, la décision avait été prise de le faire, et de poursuivre là-bas notre chemin, début octobre – à l’occasion d’un grand rassemblement des Femmes pour la Paix, prévu les 4 et 5 octobre entre Jérusalem et la Mer Morte, par Vivian Silver et ses amies. Un billet d’avion fut pris, via Athènes. Le 5 octobre, un  jeudi, je l’aurais passé à Jérusalem, avec elles. Le 6 au matin, j’aurais pris le car pour Sderot, où je serais arrivé chez les amis là-bas en début de shabbat. J’y aurais donc passé la soirée du 6, et me serais réveillé le 7 au matin, avec eux, au son strident des sirènes…

    Des problèmes d’état général m’ont fait reporter.

     

    Et c’est « heureux », car comment ne pas alors prendre parti pour les agressés, avec véhémence ? C’est-à-dire basculer dans un aveuglement unilatéral, ne plus voir qu’un côté ?

    « Messagers de paix », non partisans, notre premier souci est de comprendre par nous-mêmes, sur le terrain, de quoi il est question. Que les choses soient claires. Non comme on nous les sert sur les plateaux télé, et dans les mass media, mais, coûte que coûte, découvrir les différents aspects d’un problème : ne pas nous laisser enfermer dans un jugement exclusif, ne pas hurler avec les loups. C’est un devoir d’information complète, sans œillères.

    Nous avons appris cela en Bosnie, à travers les lignes de front, dès l’été 1993 : la réalité ne ressemblait pas à ses représentations virtuelles, que ce soit celles de TIME Magazine, du Monde, ou de la presse régionale, abreuvée comme elle l’est dans ses grandes lignes par l’Agence nationale de presse.

    En Bosnie, nous avons découvert qu’il n’y avait pas, d’un côté de bons Bosniaques musulmans, et de l’autre leurs oppresseurs, tantôt Croates et catholiques, tantôt Serbes et orthodoxes. En Bosnie, nous avons découvert, au contact, la présence de troupes de jihadistes, affiliés à Al Qaeda (rappelons encore que Ben Laden était présent, en personne, à Sarajevo, dès l’été 1993, et considéré alors par les services de renseignement égyptiens comme un élément-clef du « jihad » en Bosnie. ; en 1994, la correspondante du Spiegel pour les Balkans, Renate Flottau, le rencontrait dans les couloirs de la Présidence).

    La guerre s’achève en Bosnie en février 1996. Sur les quinze cent jihadistes qui s’y étaient rendus, un certain nombre s’installent avec des femmes bosniaques. Les autres « disparaissent » ou  rejoignent leur « théâtre d’opérations » suivant, en Algérie.

    Pour la compréhension chronologique des événements : dès 1992, le GIA, Groupe Islamique Armé, est créé et assassine prioritairement des intellectuels, des journalistes. En 1993, ces assassinats se multiplient, ceux d’étrangers commencent. En 1994, les étrangers quittent massivement le pays. Les attentats se multiplient contre la population civile, coupable de ne pas rejoindre les jihadistes. 1995, l’armée reconquiert des territoires considérés comme perdus. 1996, dans la nuit du 26 au 27 mars, une vingtaine d’hommes du GIA enlèvent sept moines français du monastère de Tibhirine. On découvrira leurs têtes seules le 31 mai. Le 1er août, c’est l’évêque d’Oran, Pierre Claverie, qui est assassiné. Des milices civiles s’arment contre les islamistes. 500.000 hommes sont engagés contre les maquis. 1997 est l’année la plus meurtrière pour la population, avec des massacres de civils continus.

    1998, les Messageries de la Paix lancent leur deuxième campagne « pour l’Algérie », depuis Alger, en avril, avec l’aide de journalistes algériens, et le soutien de 68 Prix Nobel. L’image que nous avons choisi de retenir de cette période, pour notre site, est celle de ces deux adolescents insouciants et rieurs, qui jouent aux dominos, à El Kettani.

     Les premiers mots de cet Appel pour l’Algérie étaient :

    « Nous sommes des êtres humains.

    Horrifiés par les carnages au nom de l’intégrisme, nous exprimons une ultime et universelle condamnation face aux actes sanglants de sauvagerie commis par les groupes terroristes armés en Algérie. Aucun discours, religieux ou politique, ne peut jamais justifier le massacre des innocents, l’assassinat d’un enfant, le viol d’une femme. »

    Parmi les Nobel qui avaient donné leur nom et leur soutien : les écrivains Saül Bellow, Claude Simon ; les lauréats de la Paix Gorbachev, Desmond Tutu, Elie Wiesel,  le Dalaï Lama, Betty Williams ; les chercheurs Roald Hoffmann, Jean-Marie Lehn, Ilya Prigogine, Jean Dausset, Christian de Duve, Roger Guillemin, François Jacob, Arthur Kornberg, Claude Cohen-Tannoudji…

    Cet Appel fut largement diffusé dans tous les media algériens (Le Matin, El Watan, El Moudjahid, Liberté…). Le Matin titrait à la une, les premiers, « 58 Prix Nobel se prononcent contre l’intégrisme », et La Nouvelle République : « on se démarque de la désinformation ».

     

    Vous ne serez pas surpris, sans doute, que notre campagne de 2023-2024, reprenne précisément et délibérément ces lignes, mot pour mot :

    « Parce que nous sommes des êtres humains, et que les êtres humains ne sont pas des monnaies d’échange,

    Parce que nous sommes horrifiés par les carnages et les pogromes du 7 octobre au nom d’une ‘résistance armée’,

    Nous exprimons notre ultime et universelle condamnation de tous les actes de sauvagerie sanglante sous prétexte de ‘guerre de libération’. Aucun discours, politique ou religieux, quel qu’il soit, ne peut jamais justifier le massacre d’innocents, l’assassinat d’un enfant, le viol d’une femme, le kidnapping de personnes âgées dans leur maison. »

     

    La différence, de taille, c’est que seule une poignée de Prix Nobel, à ce jour, soutient cet appel, et il est clair que nous n’atteindrons pas la soixantaine, ni même la trentaine de signataires.

    Entre 1998 et 2024, l’époque a basculé. De nombreux « luminaires » se sont éteints (Saül Bellow, l’archevêque Tutu, Elie Wiesel, Gorbachev, Betty Williams, Prigogine, François Jacob, Christian de Duve…) et ceux d’aujourd’hui semblent redouter les effets réducteurs des débats polarisés.

     

    Des débats polarisés, de toutes parts, c’est-à-dire s’enlisant rapidement dans des jugements partisans, réactifs, émotionnels, des oppositions de personnes, des accusations en chaîne, qui coupent court à tout échange constructif, contradictoire.

    Ici, c’est notre liberté d’expression, avec notre liberté de penser, qui est en jeu.

    Il est urgent de dépassionner la réflexion, de réhumaniser les relations – là où l’attitude partisane, lapidaire, déshumanise les personnes et les rapports.

    Il s’agit de partager des faits, non des opinions.

    Aussi, une partie vitale de notre travail se joue quotidiennement sur notre site bilingue, www.peacelines.org, qui est devenu, au fil des ans, une formidable bibliothèque, médiathèque en ligne, constituée d’archives, d’articles, de documents éclairants.

    En temps ordinaire, nous recevons une quarantaine de visiteurs par jour (155.600 depuis sa création en 2014, qui ont consulté non loin de 500.000 pages). Aux dates des 24, 25, 26, 27 janvier 2024, ils étaient 145 visiteurs, puis 136, 336, et 240. Nous nous sentons ainsi suivis, utiles, et sur un large faisceau horaire, puisque nous trouvons une centaine de passages dès le matin tôt – on en déduit, des usagers qui vivent à des milliers de kilomètres.

    C’est un petit site, artisanal, mais une telle fréquentation nous renforce dans l’idée de son utilité, sa nécessité, croissantes. Il nous arrive d’ailleurs de recevoir des messages chaleureux d’encouragement, de gratitude.

    Alors, vouloir la paix, œuvrer pour la paix, c’est d’abord une décision de clarté personnelle, de compréhension, de recherche constante des faits, des chronologies, des rapports de causes à effets. Loin des idéologies, et des idées toutes faites.

    Sous l’impact de guerres successives depuis 2022 (Ukraine-Russie, Israël agressé par Gaza le 7 octobre 2023) et des répercussions économiques que cela entraîne (inflation, augmentation effarante des prix des aliments – pas seulement à Gaza !), l’esprit humain s’assombrit, perd ses repères, toute espèce d’espérance. La France est déjà « championne » mondiale des antidépresseurs, fruits toxiques de l’anxiété, de l’insomnie. Nous tenons que la maîtrise quotidienne d’une information impartiale, précise, clairement descriptive, est un facteur essentiel d’équilibre et de sérénité, de confiance en soi.

    23h : tandis que je travaille à contacter quarante Prix Nobel (chercheurs, scientifiques pour la plupart), afin de les inviter à rejoindre notre campagne pour la libération des otages et une cessation durable des hostilités (formule de la dernière résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies), un coup d’œil jeté à la fenêtre Interactions de notre site m’annonce la présence, sans précédent, de 457 visiteurs ce 27 janvier. Ils se donnent le mot, passent à d’autres notre adresse : on ne se sent pas seul dans la nuit.

     

    C’est notre huitième campagne, en trente ans. La plus énigmatique, la plus difficile. Voici 24 ans que nous sommes engagés à cette charnière des civilisations, cette jointure entre les mondes – la « Terre Sainte ».

    S’il fallait dédier cette huitième campagne à l’un des soutiens qui nous ont quittés, ce serait à Coretta Scott King, la veuve de Martin Luther King. Il est des « absents » dont la présence est bien plus intense que tant de « présents ». Pour peu que l’on tende l’oreille interne, que l’on soit en paix, en accord avec soi-même.

     

     Si l’on admet que les guerres se répandent à la façon des virus, notre travail le plus vital est de renforcer nos systèmes immunitaires. Et de mettre au point les vaccins (les véritables vaccins) en mesure de nous protéger durablement.

    Les composants de ces vaccins contre l’autodestruction de l’espèce humaine existent. On en trouve les formules dans nombre d’ouvrages connus, et sur tous les chantiers où oeuvrent inlassablement infirmières, explorateurs, volontaires, hommes et femmes à l’esprit libre, et de bonne volonté. Il nous incombe de les identifier, et de transmettre, sans faute, de partager, simplement, le fruit précieux de ces efforts.

    Je veux dire que c’est un devoir, vis-à-vis de soi-même et des autres. Une urgence.

    Dans une des rubriques centrales de notre site, vous trouverez les couvertures d’une quarantaine de ces livres : http://www.peacelines.org/livres-recommandes-c24919578

    La liste de Livres recommandés n’a rien d’exhaustif, mais elle va de l’Abbé Pierre à Voltaire, en passant par Confucius, Descartes, Diderot, Einstein, Gandhi, Giono, Hessel, La Boétie, Mandela, Martin Luther King, Orwell, Oz, Platon, Saint-Exupéry, Thoreau, Vercors…

    En-dessous, vous trouverez 100 Voix pour la Paix, de A comme Abuelaish (I shall not hate / Je ne haïrai pas) à Z comme Zweig (Conscience contre Violence). A vous de voir… s’il en manque ?

    Minuit : 494 visiteurs, du monde entier, sont entrés dans notre bibliothèque ce jour.

     

    6h45, le lendemain : ils sont déjà 275 à être entrés chez nous !

    303 à 8 h. « The early bird catches the worm… » (proverbe anglais)

    842 en fin de journée ! Ce n’était jamais arrivé, en dix ans de présence en ligne.

     

    Pour revenir au problème central des composants contre l’autodestruction de l’espèce humaine en soi, il ne vient pas à l’idée de grand monde de sauter un repas, si on peut l’éviter. Eh bien, il est temps de considérer que l’esprit humain aussi a besoin d’être nourri. Nous ne sommes pas que tripes et boyaux. L’esprit aussi a faim. D’autant plus qu’il est réduit à la misère par une forme d’anorexie mentale, qui suit toujours sa plus grande pente.

    A force de ne pas chercher à comprendre, à force de se cantonner au moindre effort de la pensée, au plus profond minimum d’indifférence (à autrui, au monde), l’esprit, le mental, se réduisent en proportion, comme se réduit l’estomac de celui qui jeûne longuement. Et il n’est plus capable d’absorber quoi que ce soit de nouveau, d’enrichissant.

    Le philosophe Emmanuel Kant décrivait cet état comme une minorité : l’état de celui qui est mineur en droit, c’est-à-dire sous la tutelle d’une autorité extérieure. Il est très clair là-dessus : « Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement [de l’intelligence], mais dans un manque de décision et de courage. »

     Kant n’y va pas par quatre chemins : « La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes [et de femmes, ajouterons-nous], après que la nature les a affranchis d’une direction étrangère [familiale, scolaire], restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs… »

    Et la première phrase de son petit manifeste de 1784, Qu’est-ce que les Lumières ? sonne clair et net : « L’Aufklärung, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minoritédont il est lui-même responsable. »  Au 21ème siècle, nous dirions : Les Lumières, c’est la sortie de l’être humain de sa minorité, dont il & elle est lui-même, elle-même responsable. »

    « Ne pas mettre le contrôle à l’extérieur » dit un certain, dans le sens de : ne pas se défausser sur autrui de ses propres carences, insuffisances. Nous sommes responsables de nos faiblesses, de nos échecs.

    Par où Kant rejoint Martin Luther King. Le second nous clame que la question la plus urgente, la plus constante,  dans toute notre vie, c’est : Tu fais quoi, là, maintenant, pour les autres, pour tes proches ? Le premier nous serine : si tu te conduis, à ton âge, comme un enfant mineur, c’est que tu manques de courage, de décision ; ta paresse, ta lâcheté en sont seules la cause. L’un nous parle de notre cœur, l’autre de notre esprit (notre entendement). En fait, le cœur et l’esprit (le mental) ne vont pas l’un sans l’autre, si l’on veut vivre en harmonie, en paix avec soi-même – et avec nos proches, ceux qui nous entourent, et ceux que nous ne connaissons pas encore, mais qui ont besoin de nous, « au loin ».

    Au loin : concrètement, lorsque les banques ouvriront, dans quelques huit heures maintenant, il faudra se rendre à l’agence, et opérer un second virement, de 500 €, pour la famille du Dr Massoud, « déplacée » dans des camps de fortune, à Gaza-Sud. De sorte qu’ils puissent racheter de la farine et des œufs, déjà. Massoud, qui est enseignant en faculté, n’a pas reçu de salaire durant les vacances d’été, et, bien sûr, pas un centime depuis que la guerre a été déclarée par les islamistes au pouvoir, le 7 octobre 2023, et que l’armée israélienne est entrée dans la Bande de Gaza avec ses tanks.

    Et puisque nous avons commencé cette lettre, Trente Ans Après la naissance de nos Messageries, avec une photo de Haïm Peri, lorsqu’il était libre, et seulement moustachu, voici à quoi il ressemble, maintenant qu’il est détenu dans des souterrains humides et sombres de Gaza, avec ses voisins, Yoram Metzger, 80 ans, et Amiram Cooper, 84 ans. Kidnappés le 7 octobre au matin, dans leur village de Nir Oz – où la moitié des habitants ont été soit assassinés, soit enlevés.

     Sortir de l’état de minorité (La Boétie parlait de Servitude Volontaire), ici, concrètement, c’est chercher ensemble ce que nous pouvons entreprendre pour que ces hommes remontent à la surface, et retrouvent leur liberté – et avec eux, la centaine d’otages enfermés dans les tunnels de Gaza. Que puissent enfin, aussi, rentrer chez eux le Dr Massoud, sa famille, et les centaines de milliers de Gazaouis « déplacés » - s’ils ont encore un « chez eux ».

    Avant de « conclure », il nous reste deux questions à aborder.

    La première est de savoir pourquoi nous n’avons pas rejoint la plate-forme des o.n.g. qui ont réclamé un cessez-le-feu immédiat. Nous tenons que ce sont là des incantations de pure forme, sans aucun rapport concret avec la réalité. « La paix, la paix ! », qui ne la veut pas ? Ce sont ses conditions de possibilité qu’il faut exiger.

    D’abord, la libération de tous les otages kidnappés le 7 octobre 2024. Et la fin permanente des tunnels d’attaque et de séquestration à Gaza. De même que les terroristes basques et irlandais ont fini par renoncer aux armes – en 1994 pour l’IRA, en 2011 pour l’ETA –, de même que les terroristes algériens ont été défaits en 1998-1999, les terroristes palestiniens doivent désarmer. Le combat pour la liberté et la justice ne peut se poursuivre, et triompher, que par des voies non-violentes.

    L’autre objection provient d’une observation de la condition humaine au fil du temps. Des guerres, sait-on, « il y en a toujours eu », et donc, il-y-en-aura-toujours.

    La conjonction de coordination, le « et donc » qui est implicite, instantané, et qui exprime bien, logiquement, conséquence et conclusion du constat d’éternel retour des guerres, n’a pas valeur d’obligation pour nous.

    Nous sommes au monde, c’est un fait.

     « Aucun être humain n’est une île, en autarcie profonde; tout être est un morceau du Continent, fait partie de l’ensemble… La mort de tout être me diminue, parce que je suis impliqué dans l’Humanité. »

    Pensée profonde d’un immense poète, prédicateur, et soldat, d’il y a cinq siècles, John Donne, sur les méfaits de l’isolement, du repli sur soi, de la solitude vécue comme mal absolu.

    Nous sommes au monde, tous autant que nous sommes, au monde tel qu’il est, avec ses mille et une merveilles et catastrophes. Nous y prenons notre part, simplement, sans nous défiler, et sans défiler sous des bannières.

    Notre refus de la fatalité, de la résignation qui va avec l’indifférence, est une réfutation radicale d’un soit-disant rapport logique pour justifier la chaîne des guerres. Cette chaîne, forgée d’impuissance et d’obsession du profit personnel, nous n’en voulons pas.

    Une des beautés du jour est cet écho reçu ce matin de Gaza, à partir d’un jeu de mots de ma part (« it’s Donne » - « c’est fait », le virement pour la survie de dix personnes là-bas). Massoud réagit : « Parfois, j’enseigne Donne, le monarque de l’esprit. »

    Pensez-y : il n’y a pas que des fanatiques, des sanguinaires, à Gaza. Mon expérience, sur de longues années, est qu’ils sont très minoritaires.

    Dans le fond, où que nous soyons, la ligne de démarcation est toujours entre les dogmatiques, les lourds, forts de leur violence mentale, verbale, et les autres, immense majorité, dont le tort principal est de craindre les premiers.

    En choisissant de nous tenir debout, et sans angoisse, notre ego réduit à la plus petite part, notre esprit renforcé par tous ces porteurs de lumière qui nous ont précédés, c’est autant pour nous, pour notre équilibre, que nous combattons, que pour les autres.

    Notre premier traducteur de Martin Luther King en arabe se nomme Saed Bannoura. De Bethléhem. Fier, avec les siens, d’avoir vu leur nom imprimé à la fin du texte du Dr King. Or, en arabe, Bannoura signifie : Avec lumière, Porteur de Lumière

    Saed, à 19 ans, fut mitraillé par un commando israélien qui opérait en civil, à un carrefour de Bethléhem. Son crime était de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, et d’avoir identifié les trois hommes comme non-palestiniens. Ils l’ont laissé pour mort, dans une flaque de sang, et lorsqu’il est sorti de l’hôpital où il fut transfusé et soigné, c’était dans un fauteuil roulant, paraplégique à vie.

    Tel est l’homme qui a osé faire passer ces pensées dans la langue d’Ibn Arabi et Himoud Brahimi : « J’ai décidé que je vais mener la bataille pour ma philosophie. Il faut croire en quelque chose en cette vie, et y croire avec tant de ferveur que vous allez tenir bon sur ces positions jusqu’à la fin de vos jours.

    Je ne peux pas me résoudre à croire que Dieu veut que j’aie la haine en moi. J’en ai assez de la violence. Et je ne vais pas laisser mon oppresseur me dicter quelle méthode je dois employer. Nous avons un pouvoir, un pouvoir qui ne se trouve pas dans les cocktails Molotov, mais nous avons en vérité un pouvoir. Pouvoir qui ne se trouve ni dans les armes ni dans leurs balles, mais nous avons ce pouvoir. »

    Si nous pouvons avoir un regret, concernant la diffusion de notre Programme Bilingue Expérimental « Martin Luther King » (d’éducation à la coexistence constructive, à la non-violence, agréé par écrit par le gouvernement palestinien en 2006), c’est que le ministère (Hamas) de l’éducation à Gaza y ait fait obstacle continûment, et que son homologue israélien à Jérusalem n’ait guère témoigné d’enthousiasme à ce jour.

    On s’interroge parfois sur les raisons de l’échec des accords d’Oslo en 1993. Comme s’il suffisait que des dirigeants au sommet (de longévité restreinte : Rabin fut assassiné en 1995, Arafat est mort en 2004), comme s’il suffisait qu’ils signent un papier à Washington pour que la paix, miraculeusement, se fasse entre les peuples.

    La triste réalité, en France comme en Palestine ou en Israël, c’est que nulle part dans le système scolaire ne s’enseignent vraiment le respect de l’Autre, l’ouverture bienveillante, l’esprit critique, la coopération d’entraide (à tel point que, en France, il a fallu attendre janvier 2024 pour que la décision d’un ministre différent des autres, Gabriel Attal, soit appliquée, d’instaurer des cours d’empathie).

    La non-violence, la coexistence intelligente, ne vont pas de soi. Elles s’apprennent.

    Elles ont leurs codes, leur grammaire, leur langage propre, qui n’est pas acquis.

    Sans enseignement en profondeur de ces codes, de cette grammaire constructive de rapports compatibles, il est inévitable que dissensions et conflits l’emportent en nous.

    Retour à Martin Luther King, dans notre petit livre rouge :

    « Je me demande souvent si oui ou non l’éducation atteint ses objectifs. […]. Sauver l’être humain du marécage de la propagande, à mon avis, est l’un des buts principaux de l’éducation. L’éducation doit nous permettre de filtrer et soupeser des preuves, de discerner le vrai du faux, le réel de l’irréel, et les faits de la fiction.

    La fonction de l’éducation, par conséquent, est d’enseigner à penser intensément, et à penser de façon critique. Mais l’éducation qui s’arrête à la performance, à l’efficacité, risque d’être la plus grave menace pour la société. Le plus grand criminel risque d’être l’homme doué de raison mais sans morale. Nous devons nous souvenir que l’intelligence n’est pas assez. […] Une éducation complète donne à la personne non seulement le pouvoir de se concentrer, mais des objectifs dignes de concentration. »

    Pour ne pas quitter déjà l’homme d’Atlanta, de Montgomery, Alabama, laissons-le conclure :

    « Je pense que la plus grande victoire de cette période fut… quelque chose d’interne. La vraie victoire fut ce que cette période a accompli dans notre psychisme. La grandeur de cette période fut que nous nous sommes armés de dignité et de respect de soi. »

    Ailleurs, il nous rappelle aussi que ce combat pour la dignité et le respect tant de l’Autre que de soi, est un combat de tous les instants. Il imprègne tous nos choix, des moindres d’entre eux aux plus essentiels. Il ne laisse aucun secteur de notre vie en friche, en dehors.

    Ainsi, déjà, des orientations que l’on propose aux adolescents. Puisqu’il faut bien « gagner sa vie », sait-on. Combien se perdent, en traînant les pieds, sur des parcours sans objectifs véritables, qui soient utiles à une société plus juste, plus humaine.

    Il ne manque pourtant pas de chemins, de pistes, qui mènent non seulement à « la réussite »,

    mais à l’accomplissement de soi pour les Autres.

    Souffleur de verre, peintre, dessinateur, musicienne, explorateur, ostéopathe, boulangère, aide soignante, auxiliaire de vie, forgeron, céramiste, cinéaste, photographe, institutrice, interprète, webmaster, sage-femme, reporter, témoin, vigie, sentinelle… Que ton métier, ton emploi soit essentiel, non au confort ou à la routine sociale, mais à la survie et à l’épanouissement de la communauté humaine. Que tu sois irremplaçable.

    Que ton instinct soit d’intervenir, de prendre position, et de tenir ces positions : pour les faibles, les fragiles, les incompris, les oubliés – arbres et animaux inclus ; pour la beauté et la protection de notre monde. Discrètement, silencieusement souvent (« le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit »), mais dans la constance, la fiabilité.

    Dans les mots de Gandhi : sois le changement, toi, dans ta vie, que tu veux voir dans le monde. Sois crédible…

     

     

     

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